Création du premier noyau de l’Armée nationale tunisienne

     La décision de créer le premier embryon d’armée remonte au congrès du Parti Destourien réuni à Sfax en novembre 1955. Les congressistes ont approuvé, à l’unanimité, une motion réclamant « la formation d’une force publique, premier noyau d’une armée nationale, destinée à faire régner le calme, la sécurité et la paix sur la totalité du territoire national ». Il fallait, en effet, se doter d’un appareil de défense efficace, destiné à assurer la sécurité à l’intérieur et à offrir les meilleures conditions pour couronner, avec succès, la marche vers la souveraineté totale, en chassant les troupes françaises stationnées à Bizerte et dans les marges désertiques du Sud.

Paris, qui voulait conditionner la création de cette armée à la signature d’un traité de défense commune, tergiversa longtemps et sema toutes sortes d’embûches sur son chemin. Elle craignait que l’opération n’aboutisse, à long terme, à la liquidation de la présence française à Bizerte. Cette base stratégique contrôlait le détroit de Sicile et permettait d’acheminer les renforts vers l’Algérie. À la fin des négociations, les deux parties ont convenu d’insérer dans le protocole de l’indépendance totale (20 mars 1956) une clause affirmant « la reconnaissance par la France de l’indépendance de la Tunisie, ainsi que son corollaire : la formation d’une armée nationale ». Deux mois plus tard (mai), le président Habib Bourguiba déclara haut et fort que l’évacuation des forces d’occupation de tout le territoire tunisien est impérative, car la souveraineté nationale ne peut tolérer la présence de troupes étrangères sur son sol. Il préconisa, également, la création d’une armée autochtone totalement autonome disposant de ses propres équipements.

L’ancienne administration centrale de l’armée tunisienne (A.C.A.T), avec ses fonctionnaires nationaux, fut placée sous commandement tunisien. On forma, alors, le premier noyau du ministère de la Défense, dont le chef du gouvernement avait directement la charge. Abd al-Hamid Chelbi, ancien inspecteur des écoles primaires, fut nommé secrétaire d’État, avec les prérogatives d’un ministre délégué.

La France répliqua au refus tunisien de signer l’accord diplomatique selon ses conditions par une série de mesures destinées à entraver la formation de l’armée tunisienne (juin 1956). Le nouveau gouvernement national ordonna alors à ses nationaux de déserter les rangs des troupes coloniales, mettant ainsi Paris devant le fait accompli. À la suite de ce bras de fer, des unités tunisiennes opérant au sein des forces françaises furent transférées sous commandement tunisien, en dehors de tout partenariat, ou encore d’accord précisant le statut des troupes coloniales stationnées dans le pays.

Des régiments tunisiens furent constitués dès le 15 juin 1956. Neuf jours plus tard (24 juin), la première armée nationale défila en grande pompe dans les rues de Tunis, avec une présence officielle remarquée, sous les applaudissements d’une foule nombreuse.

 

Les structures de l’armée

     L’armée était placée sous la tutelle du ministère de la Défense nationale, doté d’un cabinet, d’une administration centrale et de services externes, et dirigé par Habib Bourguiba, chef du gouvernement et des forces armées. Ce dernier avait, également, la haute main sur le Conseil supérieur de la défense, composé du vice-président du gouvernement et des ministres des Affaires étrangères, de la Défense et des Finances. Le comité consultatif des experts militaires, chargé des études relatives au développement des troupes, était présidé par un secrétaire général et comprenait seize membres : quatorze officiers et deux hauts fonctionnaires.

L’armée avait pour mission première la défense de l’intégrité du pays et de l’inviolabilité de ses frontières. Elle devait, aussi, s’opposer aux forces françaises venant de l’Ouest à la poursuite des combattants algériens pour qui la Tunisie était un refuge privilégié et une base arrière sûre.

Les troupes étaient placées sous le haut commandement du commandant Mohamed Kefi, promu colonel. Le commandant Habib Tabib, chef d’état-major, avait, également, les prérogatives d’un colonel. Le reste de la hiérarchie militaire était formé de deux frères : le commandant (avec grade de colonel) Mohsen Sakka et le colonel Habib Sakka. Ce dernier, qui exerça ses armes dans l’ancienne garde beylicale, assurait la fonction de contrôleur des armées.

La proclamation de la République entraîna la suppression du ministère de la Défense et son remplacement par un secrétariat d’État confié à Bahi Ladgham. Le secrétariat, le cabinet, l’état-major, les services de santé, d’intendance, du matériel, des transmissions, du génie et des écoles ont été, cependant, tous conservés.

L’armée, rassemblée à Bouficha, le 18 juin 1956, était formée d’un régiment réunissant des formations d’armes différentes : un bataillon d’infanterie et une compagnie constituée de sections de blindés, de cavalerie, d’artillerie et de transport. Ses effectifs augmentèrent sensiblement avec l’arrivée des Tunisiens ayant déserté les rangs des forces françaises et des officiers supérieurs et subalternes formés à l’étranger, ce qui nécessita sa réorganisation. En octobre 1956, la direction de la garde beylicale fut dissoute.

D’autres régiments d’infanterie furent créés ultérieurement à Gabès, Aïn Draham et Kasserine, ainsi que dans d’autres localités. Un centre médico-social a vu le jour (à Bab Saâdoun) en août 1956. On créa, également, au Bardo, une école spécialisée pour la formation des sous-officiers (14 novembre 1956). La conscription obligatoire fut promulguée le 10 janvier 1957.

L’armée de terre

 

La priorité fut donnée aux formations terrestres, notamment l’infanterie, un choix dicté par le manque de traditions et le faible coût de l’équipement des fantassins. Des unités de soutien et de logistique furent créées par la suite. Les premiers régiments, ainsi que leurs cadres, furent recrutés parmi les militaires tunisiens ayant servi dans les rangs des forces françaises et de la garde beylicale. Quelques officiers avaient reçu leur formation dans des écoles militaires arabes. Outre la surveillance des frontières, cette armée avait accompli de nombreuses missions auprès des populations civiles, (fourniture d’eau aux campagnards touchés par la sécheresse) et militaires (libération de Bizerte, ravitaillement des résistants algériens). En 1960, un fort contingent tunisien fut envoyé au Congo, dans le cadre d’une mission de maintien de la paix.

Les principaux affrontements qui opposèrent cette armée aux forces françaises le furent à Mareth-Gabès (27 octobre 1956), Aïn Draham (21 mai 1957), Fum al-Khanga (2 janvier 1958), Remada (mai 1958), Djebel al-Kusha et Gafsa (mai 1958), Bizerte (juillet 1961). Ces passes d’armes étaient surtout liées au refus français d’évacuer des positions stratégiques en Tunisie. D’autres heurts furent provoqués par l’infiltration de troupes à la poursuite des réfugiés algériens ou les atteintes à la souveraineté nationale (détournement de l’avion transportant des dirigeants du F.L.N).

 

La marine

 

Un bureau chargé des ressources humaines fut créé au sein du secrétariat d’État à la Défense en 1957. Vers la même époque, on entama la formation de quelques cadres à l’école d’aviation.

Dès le 4 juillet 1957, le gouvernement tunisien manifesta son désir de former des forces marines et aériennes afin de mieux contrôler son espace aérien et ses eaux territoriales. Il sollicita l’aide de l’ancienne puissance colonisatrice pour la formation de pilotes et de cadres. Mais cette dernière voulait, avant tout, résoudre l’épineux dossier de Bizerte.

La base était en difficulté à cause de l’arrêt des travaux d’infrastructure financés par l’O.T.A.N, dans l’attente de négociations tuniso-françaises à même de préciser l’avenir de la station navale. Ces réfections devaient améliorer sa sécurité et faciliter l’entrée et la sortie des vaisseaux. Au refus des Tunisiens d’octroyer à Bizerte un statut spécial, a répondu celui des Français de fournir toute aide maritime.

Malgré le refus français, un centre de formation de la marine nationale a vu rapidement le jour. Une petite unité navale fut, également, créée en s’appuyant sur des cadres autochtones issus des rangs de la marine française et sur l’aide de pays amis. Ces derniers fournirent à la Tunisie ses premiers patrouilleurs et ses premières chaloupes.

Dans un premier temps, on recensa tous les mariniers ayant travaillé auparavant pour l’ancienne puissance colonisatrice (2307 hommes). Les meilleurs furent chargés de la direction du nouveau centre destiné à encadrer le recrutement et l’entraînement des jeunes, dont quelques-uns furent envoyés à l’étranger. On enrôla par la suite deux anciens élèves de la Marine marchande de Marseille, qui furent orientés vers l’école navale de Brest. Ils formeront les premiers officiers de la marine nationale cantonnée au début à la Goulette. Les installations navales de Menzel Bourguiba lui furent remises en juin 1962, celles de Bizerte le 15 octobre 1963.

 

L’armée de l’air

 

Dans ce domaine aussi, l’héritage français était dérisoire et un bureau, destiné à superviser le recrutement des cadres, fut créé au sein du secrétariat d’État à la Défense. De nombreux jeunes tunisiens furent alors envoyés dans des écoles françaises (Montpellier, Salon-de-Provence, Avord, Cognac), au Maroc (Meknès, Fès, Marrakech) et en Suède (Linköping, Götborg). Grâce à ces efforts, le plus ancien noyau de l’aviation nationale a vu le jour à la base de l’Aouina, évacuée par les Français (11 octobre 1958). D’autres bases aériennes furent remises aux autorités tunisiennes entre mai 1962 et octobre 1963. Des éléments de l’armée de l’air participèrent, pour la première fois, le 1er juin 1959, au défilé de la fête de la victoire. Son état-major, constitué au mois de septembre 1963, comptait trois bureaux : le bureau administration et effectifs, le bureau instructions et opérations, le bureau matériel.

 

 

Effectifs et armement

 

Les effectifs

 

Aussitôt l’indépendance du pays proclamée, les autorités tunisiennes devaient parer au départ des forces françaises, en renforçant les effectifs de sa jeune armée, appelée à assurer la sécurité à l’intérieur et à défendre l’inviolabilité des frontières. Outre la relève des anciennes troupes coloniales, cette opération était destinée à affirmer la souveraineté nationale et à démontrer que les Tunisiens étaient, désormais, capables de gérer leurs affaires sans le recours à l’assistance étrangère. Dès 1957, les effectifs des forces armées augmentèrent sensiblement suite à l’intégration des éléments transférés de la garde beylicale et des anciennes unités de tirailleurs. Les effectifs passèrent à 6500 hommes au mois de septembre 1957 et à 7500 en février 1958.

 

 

L’armement

 

Les crises politiques, voire les conflits, qui entachèrent les relations franco-tunisiennes durant les années de braise (1957-1958) provoquèrent l’arrêt des fournitures militaires provenant de l’Hexagone. Pour équiper ses troupes, la Tunisie s’est alors tournée vers les marchés belge, italien, allemand, américain et égyptien. Mais il fallait financer ces achats et réunir les fonds nécessaires pour l’acquisition des armes. Le gouvernement lança, alors, une campagne de sensibilisation, appelée « la quinzaine de l’armée » (17 – 30 août 1957) destinée à encourager les Tunisiens à offrir leurs économies, après avoir offert leurs poitrines, pour la gloire de leur patrie. La presse écrite et radiophonique, le cinéma, les discours officiels, les affiches murales et une série de manifestations clôturées par une revue militaire symbolique dans les rues de la capitale, contribuèrent au succès de l’opération.

Le budget de la défense augmenta, ainsi, de 8,2 % entre 1957/58 et 1958/59, la part allouée à ce département dans le budget général passant, elle, de 5,8 à 10,2 %.

 

La formation

 

Résolument moderniste, le jeune État tunisien adopta, pour la formation de ses cadres, les modèles occidentaux. Pour des raisons politiques et historiques évidentes, l’école française fut de nouveau privilégiée. Cent quatorze élèves-officiers furent envoyés dans l’Hexagone; une centaine a rejoint l’E.S.M.I.A. à Saint-Cyr et à Quoetquidan, les autres les écoles d’aviation, d’administration et de santé. À la demande du gouvernement tunisien, ils furent intégrés aux classes françaises afin qu’ils bénéficient d’une formation dénuée de complaisance et s’imprègnent des valeurs de leur société d’accueil.

De l’école des sous-officiers du Bardo, confiée à Mohamed Salah Mokaddem, sont sortis deux cents officiers subalternes en 1956-1957 et cent six en 1957-1958. Cet établissement contribua, également, à la formation des spécialistes en mécanique et en armes (légères et lourdes). Les enseignements théoriques étaient doublés d’un entraînement poussé dans les camps de Sousse, Sfax et Kairouan, dispensé selon les méthodes françaises. Une quarantaine d’élèves furent, en outre, envoyés parfaire leur formation en France dans différentes spécialités (blindés, transmissions, administration, éducation physique). La moitié a été orientée vers les centres d’aviation de Nîmes. Dix autres partiront en 1958 à Marrakech.

Pour la seule année scolaire 1959-1960, trois cents officiers et sous-officiers tunisiens étaient régulièrement inscrits dans les établissements français spécialisés (100 dans l’aviation et 60 dans la marine). La crise de Bizerte (1963) a mis provisoirement fin à cette coopération, mais les quatre premières années (1956-1960) furent largement mises à profit par la jeune armée nationale pour se doter de toute une génération de cadres capables de veiller à sa bonne marche.

La création de l’armée nationale a démontré que l’indépendance, chèrement acquise, n’était pas un acte symbolique. Malgré les pressions de l’ancienne puissance coloniale, la Tunisie libre a réussi, en peu de temps, à créer une force armée digne de ce nom, dirigée, encadrée et organisée selon les méthodes modernes. Elle a prouvé, à maintes reprises, son aptitude à maintenir la quiétude à l’intérieur du pays et à assurer la sécurité de ses frontières.

 
 
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