Histoire militaire de l’Ifriqiya aux époques almohade et hafside
L’Ifriqiya arabe, l’Africa des Anciens, avait plus ou moins conservé ses contours hérités de l’époque romaine. Outre la Tunisie, elle englobait à l’Ouest la région de Béjaïa, le Constantinois et le Zab. Sa frange orientale ne dépassait guère les frontières de la Tripolitaine. Le développement du royaume hammadite au Maghreb central accentua le particularisme du socle tunisien, ou Berbérie orientale, qui a vu la naissance, au XIIIe siècle, d’un État structuré, doté d’institutions relativement solides. Il bénéficia de l’apport des Andalous chassés d’Espagne, et opéra une heureuse synthèse entre les legs de l’Ifriqiya et la tradition almohade fondée sur l’organisation tribale.
L’armée almohade
Les structures militaires
Les Almohades ne possédaient pas, à l’origine, une véritable armée régulière. Les éléments, issus de différentes tribus, qui la constituairent étaient, cependant, inscrits dans un diwan al-Djaysh (office, registre). L’armée, stationnant ordinairement à Marrakech, comptait dix mille soldats environ. Au moment des conflits, un nombre plus considérable de combattants tribaux ralliaient le champ de bataille. Lors de la conquête de Béjaïa, on dénombra soixante mille tentes comprenant chacune dix soldats.
D’après Ibn al-Khatib (al-Hulal), Abd al-Mu’min ibn Ali mobilisa contre Mahdia, alors occupée par les Normands, soixante quinze mille cavaliers et cinq cent mille fantassins. Ils n’étaient que deux cent mille, selon l’oriental ibn al-Athir ; la moitié n’étaient, en outre, que des auxiliaires (atba‘). Lors de la conquête d’al-Andalus, il traversa les Colonnes d’Hercule à la tête d’une armée dont le nombre des combattants oscillait entre deux cent mille et cinq cent mille, selon les observateurs. En 609/1212, les chrétiens mirent en déroute six cent mille Almohades à la bataille de Las Navas de Tolosa (al-‘uqab). Le calife al-Mansur pacifia l’Ifriqiya à l’aide d’une armée forte de six cent mille soldats.
La tribu, placée sous les ordres d’un commandant, était l’unité de base de l’armée almohade. Elle était à son tour divisée en petites compagnies (de dix soldats) commandées par le mizwar. Plusieurs tribus formaient la wilaya confiée à un gouverneur. Au sommet de la hiérarchie se trouvait le calife qui dirigeait lui-même les expéditions militaires extérieures, en Ifriqiya et en Andalousie. Il déléguait parfois le commandement général à ses fils ou aux doyens (mashayikh) almohades.
L’armée des califes marocains était une véritable mosaïque ethnique ; les tribus almohades constituaient, cependant, son épine dorsale. Les principaux clans étaient : Hargha, Masmuda, Hintata, Djanfisa, ainsi que ceux de Tinmillil, Kumiya, Haskura et Sanhadja. Ils furent rejoints par d’autres tribus maghrébines après la conquête de Marrakech, notamment Zanata et Massufa, ainsi que d’autres fractions qu’on appelait communément « ‘Abid al-Makhzen ».
Les Andalous furent intégrés aux troupes de Abd al-Mu’min après la conquête de l’Andalus, pays où ils furent souvent sollicités. Ils ne sont, cependant, nullement signalés lors des expéditions ifriqiyennes. Lors de la campagne d’Ifriqiya en 555/1160, il usa de toute son habileté politique et de ses dons lyriques pour gagner l’adhésion des Arabes hilaliens. Ces cavaliers intrépides devinrent par la suite une composante essentielle des contingents almohades stationnés en Ifriqiya et au Maroc et participèrent souvent aux campagnes ibériques. Le calife al-Mansur constitua un bataillon à l’aide d’éléments turcs (ghuz) capturés à Gafsa lors de l’expédition qu’il dirigea contre Qaraqush.
Les renégats d’origine chrétienne (occidentale) (‘uludj) qui firent leur entrée dans les armées maghrébines à l’époque almoravide, devinrent encore plus importants. Ils formaient, sous le second calife Abu Ya‘kub Yusif et ses successeurs, une milice particulière à qui on avait souvent recours lors des conflits qui éclataient entre les prétendants au trône. Les Soudanais formaient, également, la garde personnelle du monarque, suivant une vieille tradition maghrébine remontant au règne des Aghlabites.
L’État fournissait aux soldats, ainsi qu’aux auxiliaires, armes, armures et habits (tuniques, turbans, burnous, casques…). L’étendard officiel des Almohades, puis celui de leurs successeurs hafsides, était blanc. Les armes, presque limitées aux glaives, aux lances et aux boucliers, au début de l’Empire, devinrent plus diversifiées au contact de l’Ifriqiya et de l’Andalus. L’archerie fut introduite après la prise de Marrakech. À l’époque classique, nos sources mentionnent les boucliers en peau de lamat, les lances longues (rumh), les cuirasses (dir‘) les casques (baydha) et les épées indiennes.
Quand ils assiégeaient une ville (Mahdia, Meknès, Fès, Almeria) les Almohades commençaient par l’isoler de l’extérieur par un fossé. Les enceintes étaient par la suite démantelées à l’aide des mangonneaux lançant des pierres et des produits inflammables, des balistes (‘arrada) et des béliers (kabsh). Des échelles et des tours mobiles (dabbaba) à étages permettaient d’escalader les courtines. Toutes ces opérations se déroulaient sous le regard vigilant du chef de l’expédition, confortablement installé dans une tour appelée Daydaban.
Les enseignements d’Ibn Tumart servaient à embrigader les soldats berbères. Rien n’était mieux que la poésie et les prédications religieuses pour raviver la flamme combattante des nomades arabes. Le début des opérations militaires était bruyamment annoncé par des roulements de tambours et la levée des étendards. Pour assurer la bonne marche des troupes, on entretenait à l’avance les voies et les puits. Mais le ravitaillement faisait parfois défaut. Le manque de provisions fut un des facteurs de la débandade de Las Navas de Tolosa.
Malgré l’importance de ses effectifs, l’armée almohade utilisait des stratégies dignes des guérillas, reposant sur l’effet de surprise et la progression à travers des chemins et des sentiers inhabituels. Elle usait, aussi, de divers stratagèmes, comme les embuscades, la simulation de la fuite, la traque de l’ennemi et l’espionnage. Le dispositif de combat, relativement simple, était fondé sur une organisation générale en forme de carré. Devant, les fantassins armés de longues lances, derrière, trois autres lignes : la première était formée de combattants armés de rondaches et de piques, la seconde de fantassins portant les musettes de pierres et la troisième d’archers. La cavalerie était massée au centre. Le calife se tenait dans une tente rouge, derrière les premières lignes. La cavalerie de l’avant-garde effectuait la première attaque à la régulière.
Les Almohades ne commencèrent à se doter d’une flotte de guerre qu’après la conquête de Marrakech (451/1146), c’est-à-dire à l’époque où ils commencèrent à nourrir de réelles ambitions sur l’Andalousie et le reste du Maghreb. Ils utilisèrent tout d’abord les anciens arsenaux de Tanger, Ceuta, Badis, Mahdia, Tunis, Oran, Honain, Annaba, Cadix et Almeria, puis en créèrent plus tard deux autres à Salé et à Séville. Ces chantiers fournissaient à l’État, dès le règne de Yussif ibn Abd al-Mu’min, des vaisseaux de guerre dont la qualité fut louée par Ibn Khaldun. La galère (shini), équipée de tours, et la galiote (harraqa) formaient l’ossature de la flotte. Les principaux bâtiments à voile étaient la tartane (tarida) et la shakhtura (une variante de la patache). Comme son nom l’indique, la harraqa était équipée pour l’emploi du feu grégeois.
Une escadre de deux cents navires participa à la première expédition d’Andalousie. Trois cents vaisseaux furent armés pour la conquête de Majorque. À l’époque d’al-Mansur, cette flotte était au faîte de sa gloire, au point que Saladin sollicita l’aide du monarque almohade pour barrer la route aux bâtiments chrétiens qui empruntaient le détroit de Gibraltar pour aller en Orient, puis l’intervention directe des escadres maghrébines contre les Croisés. La défaite de Las Navas de Tolosa, conjuguée à la perte des ports de Ceuta, Béjaïa et Tunis, entraînèrent, cependant, le déclin de cette marine dès la première moitié du XIIIe siècle.
Les grandes batailles
Les expéditions contre les tribus ifriqiyennes
La confédération tribale de Masmuda avait constitué l’assise sociologique de l’État almohade qui domina tout le Maghreb, alors que la doctrine rigoriste de Muhammad ibn Tumart lui donna ses fondements idéologiques et sa légitimité religieuse. À l’instar de la plupart des formations étatiques du Moyen Âge, son développement reposait sur le commerce, la fiscalité et l’expansion territoriale qu’une grande défaite, à l’instar de celle de 1212, pouvait mettre en cause.
Le fondateur de la dynastie almohade parvint, à la suite d’une longue chevauchée militaire, à mettre fin aux rébellions des tribus nomades d’Ifriqiya. Elles furent par la suite transférées au Maroc et associées à la conquête de la péninsule ibérique.
L’armée de Abd al-Mu’min quitta, en grande pompe, son camp de Marrakech en direction de l’Ifriqiya. Elle s’empara, chemin faisant, de Béjaïa et de la Qal‘a des Banu Hammad, et reprit sa marche vers la ligne de déploiement, plus à l’Est, des tribus arabes qui se liguèrent contre les Masmuda après avoir refusé l’alliance que leur proposèrent les Normands de Sicile. Soixante mille cavaliers arabes, sous la conduite du seigneur de la Mu‘alliqa (Carthage), le riyahite Muhriz ibn Ziyad, attendaient de pied ferme les Almohades aux environs de Béja. Mais ces derniers arrivèrent à les attirer près de Sétif où ils furent battus à la régulière en 547/1153. Les deux armées se rencontrèrent de nouveau à al-Qarn, au Nord-Ouest de Kairouan, dans le même lieu où se déroula, cinq siècles auparavant (740) la bataille décisive entre les Kharijites et les Ifriqiyens.
Pour venir à bout des quatre-vingt mille cavaliers bédouins retranchés à al-Qarn, les Almohades utilisèrent la même stratégie qui leur avait réussi à Sétif. Ils commencèrent par couper la route du désert que leurs ennemis utilisaient pour leur retraite. Puis ils les harcelèrent à l’aide d’une série d’attaques surprises, avant de désorganiser leurs rangs et de les encercler du côté du Tell et du Sahara. La plupart des chefs nomades prirent la fuite, laissant le vaillant Muhriz ibn Ziyad continuer une résistance désespérée où il trouva la mort. À la suite de cette victoire éclatante, le seigneur de Marrakech se déploya vers Gafsa qu’il assiégea et dont il démantela les remparts à l’aide des mangonneaux.
La reprise de Mahdia, jadis aux mains des Normands, et la soumission des clans arabes de Sulaym, Riyah et Athbadj, à la suite de la bataille d’al-Qarn, permirent aux Masmuda d’étendre leur domination à tout le Maghreb. Malgré ces succès éclatants, la paix almohade restait fragile. Afin de briser définitivement leur résistance, Abd al-Mu’min obligea alors chaque rameau des tribus arabes à lui fournir mille combattants (10 000 au total) qu’il transféra de force au Maroc et en Andalousie, où il les utilisa dans ses guerres contre les Castillans. Cette politique fut poursuivie par le second calife Abu Ya’qub Yussif.
Les Banu Ghaniya, chassés de Majorque, s’emparèrent du Djérid tunisien et le transformèrent en base d’opérations contre les régions telliennes. Le calife Ya‘qub al-Mansur, accouru en Ifriqiya, fut battu à Wata Amra, au Nord de Gafsa, (rabi‘ Ier, 583/1187). Il remporta par la suite la bataille décisive du 10 sha‘ban 583/1187, qui lui avait permis de reprendre le Qastiliya et Gabès. Des éléments hilaliens furent à leur tour déplacés vers le pays d’al-Hubt au Maroc.
L’agitation bédouine reprit en Ifriqiya au début du XIIIe siècle et entraîna l’intervention personnelle, pour la troisième fois, du calife. Elle fut couronnée par le succès de Tadjra, au Djabal Demmer (région de Tataouine) en 602/1205 qui porta un coup dur à la rébellion des Banu Ghaniya.
Libération de l’Ifriqiya de l’occupation normande
Les Normands parvinrent, en un laps de temps relativement court, à étendre leur domination sur une grande bande côtière allant de Tripoli au Cap Bon. Une expédition, forte de deux cent cinquante galères, conduite par Georges d’Antioche avait abouti, en 543/1147, à la prise de Mahdia, dernier bastion des Zirides.
Pour forcer cette ville inexpugnable à ouvrir ses portes, l’amiral de Roger II l’assiégea par mer et par terre. Il a eu, aussi, recours à la désinformation et aux pigeons voyageurs. Il calma par la suite les appréhensions de ses habitants qui y retournèrent après l’avoir désertée ; seuls les nomades des environs restèrent réfractaires à la domination chrétienne. Quant au dernier prince ziride, Hasan ibn Ali, il sollicita l’aide du jeune État almohade.
Après la conquête de Tunis, Abd al-Mu’min se dirigea vers Mahdia et établit son camp à Zawila, désertée par les Normands (rajab 554/juillet 1159). Des éléments issus de Sanhadja, des Banu Hilal et des environs, vinrent grossir ses troupes. L’excellente qualité des fortifications de la ville l’obligea à défendre, à l’Ouest, ses positions par un mur et à entreprendre un long blocus, maritime et terrestre. Mais les mangonneaux et les balistes n’eurent aucun effet sur les remparts défendus par trois mille chrétiens. Au mois de sha‘ban 554/1159, cent cinquante galères envoyées de Sicile porter secours aux assiégés faillirent tout remettre en cause. Heureusement, la flotte almohade (forte de soixante-dix vaisseaux) conduite par l’amiral Ibn Maymun les empêcha de jeter l’ancre et obligea leur commandant à rebrousser chemin. La faim eût enfin raison de la résistance des assiégés qui capitulèrent et acceptèrent de quitter le pays vers la Grande île, à bord de navires almohades. Comble du mauvais sort, ils furent tous emportés par une violente tempête hivernale.
La crise de l’État almohade
Le bel édifice construit par les premiers compagnons d’Ibn Tumart commença à se lézarder dès la mort du calife Ya’qub al-Mansur et l’avènement de son fils al-Nasir (595/1195). Le long conflit qui opposa les troupes almohades aux Banu Ghaniya durant cinquante ans, et les différentes campagnes andalouses épuisèrent les finances de l’État. L’expédition de Muhammad al-Nasir en Ifriqiya (602/1205) coûta, à titre d’exemple, cent vingt charges d’or. Pour remédier à cette situation, le calife imposa à ses sujets, déjà surchargés de redevances, une fiscalité encore plus lourde. À en croire Ibn Abi Zar‘, « il obligea chaque tribu du Maghreb à payer une contribution fixe en hommes et en chevaux ». La crise financière se répercuta négativement sur les troupes qui furent privées de pensions durant deux mois lors du conflit de Las Navas de Tolosa, accentuant ainsi le mécontentement général qui régnait dans l’empire.
Le règne d’al-Ma’mun accentua davantage la discorde maghrébine, à un moment où les royaumes chrétiens, en constant progrès, attendaient le moindre signe négatif leur venant de l’autre rive de la Méditerranée. Il persécuta les doyens (shaykh) almohades et renonça au dogme du Mahdi infaillible en 524/1227, ce qui provoqua l’usurpation d’Abu Zakariya al-Hafsi qui refusa de reconnaître le nouveau calife au nom de la légitimité doctrinale. Vers la même époque (610/1213) émergea la famille mérinide, alors que le chef zénète Yaghmrasin ibn Zayane s’emparait de Tlemcen et y fondait une principauté sans assise doctrinale.
Les institutions militaires hafsides (625-982 / 1228-1574)
La fondation de l’émirat hafside
Après son ultime campagne contre les Banu Ghaniya, le calife al-Nasir a acquis la conviction que seul un gouverneur fort, jouissant de pouvoirs étendus, pouvait maintenir les bédouins en bride et assurer à la Berbérie orientale une certaine stabilité. Il confia cette charge à Muhammad ibn Abd al-Wahid ibn Abi Hafs ‘Umar al-Hintati qui s’illustra à maintes reprises contre les Majorquais et leurs alliés arabes (batailles de Wad Shabru, 604/1208 et de Djabal Nafusa, 606/1209). À sa mort en 618/1221, son fils Abu Zayd Abd al-Rahman lui succéda, mais fut remplacé au bout de trois mois par son cousin Abu Ishaq Ibrahim en tant que lieutenant du gouverneur Abu Ala Idris ibn Yussif, petit-fils du calife Abd al-Mu’min.
Le nouveau gouverneur s’est attelé à pourchasser Ibn Ghaniya et associa à ses expéditions son fils Abu Zayd Abd al-Rahman qui lui succéda en 621/1224. Ses méthodes despotiques finirent par mécontenter le calife al-Adil (1224-1127) qui le remplaça par l’un des fils d’Abu Muhammad Abd al-Allah Ba‘bu (623/1226). Il fut à son tour destitué à cause de son refus de reconnaître le calife al-Ma’mun et remplacé par le gouverneur de Gabès, son frère Abu Zakariya Yahya.
Le jeune gouverneur, qui affûta ses armes à Séville, arriva à Tunis au mois de radjab 625/1228. Il parvint, très vite, à mettre fin à la rébellion des Banu Ghaniya et annexa de nouveau les marges occidentales de l’Ifriqiya. Après avoir déclaré son indépendance (1227), il mit fin à tout lien avec al-Ma’mun (627/1229), mais le prêche du vendredi continua à être célébré au nom du Mahdi.
En devenant le maître absolu du pays, Abu Zakariya s’installa dans la ville royale de la Kasbah de Tunis, qu’il dota d’une mosquée de style almohade. De là, il dirigea une expédition, forte de soixante quatre mille cavaliers, contre Tlemcen, bastion du chef zénète Yaghmrasin ibn Zayane. Cette campagne bénéficia du concours des clans zénètes des Banu Tudjine et des Banu Mandil qui rallièrent le camp du souverain hafside. La fuite de Yaghmrasin compliqua la tâche de l’armée ifriqiyenne et obligea ses chefs à entamer de longues négociations avec les représentants des habitants, au cours desquelles mourut le calife al-Rashid (640/1242). Après la disparition du monarque almohade, plusieurs villes andalouses et marocaines (Tanger, Ceuta, al-Qasr al-Qabir), ainsi que les Mérinides reconnurent l’autorité d’Abu Zakariya. Mais cette allégeance n’était pas suffisante pour faire l’unité de l’islam occidental autour de Tunis, dont le domaine ne dépassa pas les frontières traditionnelles de l’Ifriqiya.
L’armée hafside
L’armée dépendait d’un office particulier (diwan al-djund) qui comptait, avec celui des finances et la chancellerie (diwan al-kitaba), parmi les plus grands départements du gouvernement (makhzen) hafside. Cette institution était chargée de la gestion des listes des troupes régulières, de la distribution des soldes et de l’octroi des fiefs aux officiers supérieurs. Elle n’avait, toutefois, aucune emprise sur la direction des opérations militaires.
Le sultan était le chef suprême des armées, mais la gestion quotidienne des troupes incombait au ministre de la Guerre. Des secrétaires et des fonctionnaires l’aidaient à bien assumer cette tâche. Nous possédons très peu d’informations relatives à la hiérarchie et aux gardes. Les sources de l’époque mentionnent souvent les qa‘id (commandant) recrutés parmi les renégats (‘uludj). Le qa‘id al-a‘inna était le général de cavalerie, le qa’id al-bahr (ou muqaddam) l’amiral de la flotte. Les grades subalternes comprenaient le mharrak al-saqa (animateur de l’arrière-garde) et le ‘arif (sergent).
L’armée recevait un entraînement régulier et participait, en grande pompe, aux défilés des aïds sur la grande place d’al-Maydan. Une partie des contingents formait la colonne (mahalla) régulièrement chargée de la collecte des impôts. Les troupes étaient concentrées avant les expéditions (rares en hiver) dans les camps suburbains de Sedjumi ou de Mhamdia.
Le premier noyau de l’armée hafside était formé par les Almohades, ce qui explique sa structure tribale. Les troupes du second sultan, al-Mustansir, comptaient cent clans commandés chacun par un mizwar. Les doyens (shaykh) almohades recevaient une solde annuelle (baraka) et plusieurs fiefs. À ce noyau se sont joints ultérieurement les Arabes (nomades) réputés pour leur art équestre, les Andalous, qui formaient au temps d’al-Mustansir des compagnies d’archers d’élite, les mercenaires francs (frandja) originaires d’Espagne et d’Italie qui restèrent fidèles au christianisme. Contrairement à ces derniers, les ‘uludj étaient à l’origine des esclaves affranchis placés sous la direction d’un des leurs. Ils étaient, à cause de leur isolement dans la société ifriqiyenne, entièrement dévoués à la cause du sultan et constituaient sa garde personnelle (1000 cavaliers environ). Dès le temps d’Abu Zakariya, des éléments turcs (ghuz) et soudanais assuraient la protection rapprochée du monarque, les ‘abid al-makhzen berbères l’accompagnaient dans ses déplacements. Des nombreux volontaires venaient, en outre, grossir les rangs de cette armée lors des expéditions chrétiennes.
Quatre mille cavaliers almohades, commandés par soixante-dix mizwar (sur cent vingt), embrassèrent la cause des deux oncles d’al-Mustansir qui contestèrent sa légitimité. Il retarda le moment de la confrontation et mit sur pied, en un temps record, trois nouvelles compagnies de mille soldats chacune. La première, composée de Turcs, était commandée par Mudhaffar, affranchi d’Abu Zakariya ; la seconde, à dominante européenne, fut confiée à Dhafir. Des Soudanais emmenés par Musbah al-Tawil constituaient le troisième bataillon. Cette crise, qui a failli emporter son trône, poussa le jeune monarque à réorganiser son armée. Il donna la primauté aux minorités éthiques et limita le pouvoir des chefs tribaux almohades et arabes. Il constitua, également, des stocks d’armes et remplaça les fiefs par des soldes. Une bonne partie (5/8e) du budget de l’État furent consacrées, en outre, à l’armement de la flotte de guerre.
L’instabilité des effectifs était une des principales marques de cette armée. Lors de l’expédition franco-génoise contre Mahdia (1390), le monarque hafside mobilisa soixante mille combattants. Leur nombre ne dépassait guère dix mille en période de paix, et encore moins durant les ères du déclin des XIIIe et XIVe siècles. Elle formait alors une sorte de grande milice urbaine (al-Djund ou al-Hasham) cantonnée dans les grandes villes, comme Tunis, Bejaïa et Constantine. Les garnisons des autres agglomérations étaient réduites et souvent incapables d’empêcher la descente des corsaires chrétiens.
Deux principales divisions formaient cette armée : l’infanterie et la cavalerie. C’est cette dernière qui décidait du sort des affrontements. Le cavalier ifriqiyen, légèrement habillé, armé d’une épée et d’une rondache en lamat, se distinguait par sa mobilité et la grande rapidité de sa monture. L’infanterie comptait des escadrons d’archers, dont l’armement défensif ne dépassait pas, souvent, à l’instar de celui des autres fantassins, le bouclier rond. Le poignard court était utilisé lors des mêlées.
À l’instar des troupes almohades, l’armée hafside était réputée pour la rapidité de ses mouvements. Elle usait fréquemment d’attaques surprises et de la vieille technique d’al-karr wa al-farr (charges de cavalerie et brusques replis). Le dispositif de combat était formé, quant à lui, de deux ailes de cavalerie (maymana, maysara) couvrant un centre et une arrière-garde (saqa) de fantassins ordinaires.
Les sièges des grandes villes puissamment fortifiées, comme Mahdia, Constantine et Béjaïa, duraient longtemps. Les assiégeants coupaient souvent les arbres et obstruaient les puits avant de détruire les retranchements à l’aide de mangonneaux. Des unités de la marine participèrent au blocus de Tunis en 1317.
Mahdia, Tunis et Béjaïa avaient conservé tout au long de cette époque leurs arsenaux et leurs marines. Toutefois, en dehors des descentes, souvent brèves et rapides, la flotte hafside n’avait livré que rarement, et souvent sans succès, de véritables combats navals. En 1428, malgré sa force, elle avait très vite prit la fuite devant l’escadre aragonaise comptant moins de bâtiments.
Invasions et résistance
La huitième croisade
Après le désastre de la campagne d’Égypte (1249-1250) où il fut battu et emprisonné, Louis IX prépara, après son retour en France, une seconde croisade qu’il dirigea contre Tunis (668/1270). Le mobile officiel était la conversion du sultan de l’Ifriqiya au christianisme, mais le principal enjeu était la conquête de ce pays parfaitement situé pour le contrôle du commerce méditerranéen. La Tunisie était aussi le portail de l’Afrique et de l’Orient et pouvait servir de base pour les expéditions dirigées contre l’Égypte et la Syrie.
La concentration des troupes et les préparatifs de guerre eurent lieu à Cagliari, sous la direction du frère de Saint Louis, Charles d’Anjou, roi de Sicile (1266-1285). Le 18 juillet 1270, le monarque français fit voile vers Tunis et accosta à Carthage où il ne rencontra aucune résistance. La chaleur, l’entassement des soldats et la malnutrition favorisèrent la propagation de la peste qui ravagea l’armée des croisés et entraîna la mort du chef de l’expédition (25 août 1270).
Malgré leurs intentions hégémoniques, les Français évitèrent de s’enfoncer à l’intérieur du pays, ce qui donna à al-Mustansir du temps pour organiser la résistance dans l’attente des renforts fournis par Zanata, Banu Tudjine et Béjaïa. Le sultan d’Égypte, Baybars, avait également mis sur pied un corps expéditionnaire destiné à prêter main forte aux Ifriqiyens. La population locale, encadrée par les ascètes, se mobilisa à son tour. Des milliers de volontaires rallièrent le village de l’Ariana, base arrière de la « résistance populaire », avant d’aller grossir les rangs des contingents réguliers sur les rives de Radès. Emmenés par deux mille archers andalous, ils harcelèrent constamment les positions chrétiennes.
Les affrontements entre les deux armées régulières furent limités. Ces escarmouches ne donnèrent pas de vainqueurs et aboutirent à la signature d’un traité en vertu duquel l’agressé paya un tribut en or à l’agresseur. Ainsi, à défaut de convertir le sultan de Tunis, Saint Louis a réussi, à titre posthume, à convertir l’argent de ses caisses.
Les expéditions catalanes
Tunis devint, au début de l’époque hafside, une grande station maritime et une plaque tournante du commerce méditerranéen. Cette renaissance est illustrée par les traités commerciaux passés avec Venise (629/1231), Pise (632/1234) et Gênes (634/1236). Le despotisme, ainsi que la vassalité d’Abou Ishaq Ibrahim (1280-1282) plongèrent cependant le pays dans une grave crise et provoquèrent le mouvement d’Ibn Abi Amara (1282-1284) et le début de l’interventionnisme étranger.
La discorde hafside (fin du XIIIe – milieu du XIVe siècles) coïncida avec l’émergence des Mérinides et la prépondérance politique et militaire de la Catalogne. Le royaume espagnol accentua sa mainmise sur le commerce africain et transforma la Sicile en base d’opérations navales contre l’Ifriqiya. En 683/1284 l’amiral aragonais Roger Lauria s’empara de Djerba, captura 8000 de ses habitants et amassa un butin énorme qu’il chargea sur cent navires. Les gens du Sahel furent plus heureux et parvinrent à repousser l’attaque contre Mahdia.
Un an après ces événements, Abu Hafs Umar conclut avec les Catalans et les Siciliens le traité de Panissar qui leur accordait plusieurs privilèges : le payement d’un tribut annuel au roi aragonais, l’établissement de fondouks pour les commerçants catalans, la désignation du commandant de la milice des renégats européens chargée de la protection du sultan. Cette hégémonie s’allégea au temps d’Abu Yahya Abu Bakr (1311-1346) qui chassa les Espagnols de Djerba, mais la suprématie chrétienne en Méditerranée occidentale était devenue une réalité durable.
L’expédition d’Abu al-Hasan al-Marini sur Tunis
(748-750/1347-1349)
Pendant que les Aragonais ravageaient les côtes tunisiennes, leurs coreligionnaires castillans s’attaquèrent au Maroc et humilièrent son monarque à la bataille de Tarif (741/1340). Malgré le succès, certes limité, qu’il avait obtenu en 744/1343 (Algesiras), le sultan mérinide préféra soigner le moral de ses troupes par une victoire facile au Maghreb.
Abu al-Hasan parvint à s’emparer de Tunis et chassa les Hafsides du trône. Pour asseoir son pouvoir, il essaya de contrôler les mouvements des tribus arabes en confisquant leurs fiefs. Elles se soulevèrent et lui infligèrent une cuisante défaite à Kairouan en 749/1348. Ce revers encouragea les habitants de Tunis qui assiégèrent à leur tour la Kasbah, siège du pouvoir central. En 750/1349 l’agitation s’est répandue dans tout le pays et obligea le monarque mérinide à retourner précipitamment au Maroc.
La seconde expédition mérinide fut entreprise par Abu Inan ibn Abi al-Hasen. Il s’empara de Tlemcen et de Béjaïa, avant d’assiéger Constantine qui lui ouvrit ses portes en Août 1357. De là il marcha sur Tunis abandonnée par le puissant chambellan ibn Tafardjin qui se réfugia à Mahdia. Après un dur blocus maritime et terrestre, la capitale tomba à son tour. Les tribus riyahites qui le soutenaient au début changèrent, cependant, de camp et l’obligèrent à regagner Fès.
La lutte contre la course chrétienne
Devant l’incapacité de l’armée régulière à s’opposer aux incursions des corsaires chrétiens, la population locale commença à s’organiser pour assurer sa propre défense. Ce nouvel éclan s’est manifesté avec force en 792/1390 à Béjaïa. D’après Ibn Khaldun «les Musulmans des régions côtières constatèrent le péril qui guettait leur pays, les gens de Béjaïa en furent les premiers. Ils ont commencé depuis trente ans à rassembler les corsaires et à fabriquer des vaisseaux qu’ils confièrent à des hommes valeureux. Ces escadres attaquaient par surprise les côtes et les îles des Francs et affrontaient, avec succès, les flottes des mécréants. Elles retournaient, par la suite, chargées de butin et de captifs. Les places fortes occidentales du pays de Béjaïa grouillaient de captifs chrétiens. Quand ils sortaient pour vaquer à leurs besoins, les chemins de la ville se remplissaient du vacarme de leurs chaînes. On exigeait des rançons très élevées au point de rendre leur rédemption impossible ».
L’île de Djerba a été de nouveau conquise en 790/1388, avec la bénédiction du pape Urbain VI. Deux ans plus tard, une coalition franco-génoise assiégea Mahdia et attaqua ses fortifications à l’aide de puissantes bombardes. Mais l’inexpugnabilité de la ville et la bravoure de ses défenseurs obligèrent les chrétiens à se retirer au bout d’un blocus d’un mois.
Le règne d’Abu Faris et la renaissance de l’armée hafside (796-837/1394-1434)
Ce monarque, dynamique et intelligent, réorganisa de nouveau la flotte et l’armée de terre dont les qualités furent louées par al-Maghazili. La véritable innovation fut, incontestablement, l’introduction des armes à feu qui donna aux troupes hafsides une efficacité inconnue auparavant.
C’est au Maroc que les armes à feu furent pour la première fois signalées dans le monde musulman. À en croire Ibn Khaldun, le sultan mérinide, assiégeant en 1274 Sidjilmassa, aurait fait usage « de mangonneaux, de balistes, ainsi que d’un engin à naft qui lançait de la mitraille de fer expulsée d’une chambre par le feu allumé dans la poudre ». Il faut attendre, cependant, le milieu du XIVe siècle pour voir apparaître dans l’Espagne musulmane l’indication de ce que paraît avoir été une vraie arme à feu, c’est-à-dire, une bombarde lançant des boulets de fer. Le siège d’Algesiras par Abu al-Hasan (744/1344) marquait une étape décisive dans le perfectionnement de cette technique. Lors de cette passe d’armes, les musulmans lancèrent contre les chrétiens, au moyen de « truenos » de grosses flèches et de lourds boulets de fer. Du monde hispano-maghrébin, l’arme passa en Ifriqiya où elle se développa grâce à la richesse du sous-sol du pays en mines de salpêtre (milh al-barud). Abu Faris aurait, en effet, fourni aux musulmans de Grenade des provisions et de grosses quantités de poudre pour soutenir leur effort de guerre contre les Castillans.
La nouvelle puissance acquise par l’armée hafside avait permis à Abu Faris de pacifier le Djérid, le pays de Ourghala et de pousser ses incursions jusqu’au Touat. En 813/1411, il s’empara d’Alger. Tlemcen, qui représentait la limite ouest de l’État fondé par Abu Zakariya, tomba à son tour en 827/1423. Djerba et Tripoli furent également reprises et réintégrées au domaine ifriqiyen.
D’après al-Zarkashi « l’allégeance (bay‘a) lui parvint de Fès et du seigneur de l’Andalous (Banu al-Ahmar). L’Ifriqiya, le Maghreb central et le Maghreb extrême entrèrent sous sa domination ». L’accroissement du péril catalan, après l’arrivée au pouvoir d’Alphonse V (1416) le dissuada, cependant, de poursuivre ses conquêtes jusqu’à Fès. Le monarque espagnol parvint, en effet, très vite à étendre sa domination en Méditerranée en annexant les territoires situés au Sud de Napoli et de la Sicile. De cette île stratégique, il commença à menacer les côtes ifriqiyennes.
Un émissaire envoyé à Tunis en 827/1423 informa Alphonse V que le gros de l’armée hafside se trouvait à Tlemcen. Le monarque catalan profita de l’occasion pour équiper une expédition de cinquante navires qui se dirigèrent vers Kerkennah, ultime étape avant l’industrieuse et riche Djerba. Mais le retour précipité du sultan à Tunis obligea les envahisseurs à renoncer à leur projet. Ils quittèrent l’archipel en emportant avec eux un précieux butin.
L’accroissement des incursions chrétiennes poussa le monarque tunisois à entreprendre une vaste campagne de fortification et à réactiver le vieux système de signalisation hérité des Aghlabites. C’est dans ce cadre que les ouvrages fortifiés de Rafraf et du Bordj al-Kabir à Djerba furent édifiés. Les fortifications de Monastir, Qsar ibn al Djad, Hammamet et Tabarka furent rénovées et renforcées.
Le développement des flottes italiennes (Gênes, Pise, Venise) et espagnoles, ainsi que la recrudescence de la course, poussèrent le monarque hafside à accorder de nouveau une certaine importance à la marine de guerre délaissée par ses prédécesseurs. Une renaissance qui lui avait permis de secourir les Andalous et de remporter quelques succès sur ses ennemis.
La marine hafside attaqua, en 1397, la ville sicilienne de Torreblanca et la pilla. Le roi aragonais réagit vite à cet affront et équipa une expédition punitive contre le port de Tadlis (Maghreb central), suivie, deux ans après, d’une deuxième qui se dirigea vers Annaba. Cette dernière échoua grâce à la résistance des défenseurs de la ville. En 832/1429, une flotte ifriqiyenne, commandée par Qayid Radhwan ravagea les forêts de Malte, un des principaux nids de la piraterie chrétienne. Djerba fit de nouveau les frais de la réaction aragonaise. Le 23 mai 1432, cent trente vaisseaux quittèrent la Catalogne, longèrent les côtes de Majorque, de Sardaigne, de Sicile et de Malte, et jetèrent l’ancre, au mois d’août, sur les rivages de l’île des Lotophages. Afin de se prémunir contre les attaques venant du continent, les chrétiens coupèrent la vieille chaussée romaine et édifièrent un nouveau fort aux environs d’al-Qantara. Ils furent, cependant, assiégés par Abu Faris qui les obligea à la quitter à la mi-septembre.
Sans vraiment inverser la tendance générale, l’action d’Abu Faris avait abouti à un certain équilibre illustré par le traité de paix de 1403 passé avec les Catalans. Il entérina les prétentions de l’Aragon sur Djerba, mais octroya aux Hafsides de nouveaux droits sur Pantelleria. Un an plus tard, le corsaire Pedro Nino attaqua Tunis et ravagea une partie des côtes africaines.
Cette action profita aussi au long règne d’Abu Amr Uthman (839-893/1435-1488), le dernier grand prince hafside. Elle amplifia, cependant, la prépondérance des renégats européens qui accentuèrent leur emprise sur les rouages de l’État et accaparèrent les commandements régionaux. En 857/1453 le sultan destitua le puissant qaîd Nabil et confisqua ses biens. Mais au lieu d’inverser la tendance, cette disgrâce donna davantage de privilèges à ces « Hafsides de profession » aux dépens des membres de la famille princière.
Les réformes d’Abu Faris furent entreprises à un moment où la conjoncture méditerranéenne était marquée par la consolidation de la mainmise de l’Occident européen. Une prépondérance due, avant tout, au développement du capitalisme marchand et au perfectionnement des techniques navales. Dans ce contexte particulier, l’intervention dans les affaires andalouses était dès le début vouée à l’échec, surtout après l’accroissement de la mainmise des Espagnols et des Portugais sur le commerce et la navigation dans l’Océan atlantique.
La renaissance de la marine avait permis, cependant, d’assurer une sécurité, toute relative, aux côtes du pays. L’usage, nouveau, des armes à feu contribua à la consolidation de la domination du monarque sur le plat pays et à la reconstruction de l’État en donnant plus d’efficacité à la lutte contre la turbulence nomade. Le corollaire de cette réussite, favorisée par l’arrivée massive des Andalous, fut la réorganisation, sur des bases plus saines, de l’économie et la suppression des impôts iniques.
Déclin ifriqiyen et hégémonie espagnole
La renaissance du milieu du XVe siècle fut, en fin de compte, un intermède, voire une parenthèse, dont la fin accentua un déclin annoncé. Pire encore, la discorde hafside coïncida avec la chute de Grenade et la consolidation de l’hégémonie castillane et catalane. La pression extérieure allait, davantage, affaiblir le makhzen maghrébin et conduire à la formation de structures éclatées. Une désintégration qui donna beaucoup de vitalité au clanisme tribal et aux confréries maraboutiques en Ifriqiya, et poussa les Sharifs vers les premières marches de la scène marocaine.
La famille hafside, en partie marginalisée par Abu Amru Uthman, a perdu à la fin du XVe siècle sa cohésion. Le décès du prince héritier Muhammad al-Mas‘ud, réputé pour sa droiture, en 893/1488, ouvrit la porte à une rude compétition qui se termina par la prise du pouvoir par le sultan Abu Abd Allah Muhammad ibn Hasan ibn Muhammad al-Mas‘ud (899-932/1494-1525). Ce prince était, à en croire Ibn Abi Dinar, « intelligent, loquace, aimant le bien et ses gens », mais son règne n’apporta au pays que davantage de déclin. Les Espagnols, enfin débarrassés de l’écueil grenadin (1492) prirent pied sur le littoral africain et s’emparèrent du Pénon de Velez, en face d’Alger (1508), d’Oran (1509), de Bougie et de Tripoli (1510) et échouèrent, l’année suivante, contre Djerba. Pour sauver leur ville, les gens d’Alger firent appel aux aventuriers turcs conduits par Arrudj qui parvinrent à libérer Bougie et Annaba en 1522.
L’incapacité des princes de Tunis à assurer la défense du pays contre le péril chrétien accentua la dissidence tribale et entraîna la défection des villes à partir du règne de Mawlay al-Hasan (1525). Une date qui marque la fin réelle de l’époque hafside et le début d’une anarchie qui dura prés de cinquante ans.
La cohésion dynastique fut fortement ébranlée par l’arrivée au pouvoir d’al-Hasan, qui s’empara du trône en assassinant ses frères. Les chefs des confréries maraboutiques (qui formaient l’assise socio-religieuse des Hafsides), firent défection. Le shaykh Arafa ibn al-Namun al-Shabbi, patron de la puissante Tariqa des Shabbiya, entra en rébellion ouverte et rallia le camp turc.
Mettant à profit les querelles de la cour hafside et l’impopularité d’al-Hasan, Kheireddine Barbarousse occupa Bizerte, puis la Goulette, entra à Tunis (le 18 août 1534), après un bref combat et proclama la déchéance des Hafsides. Le sultan déchu demanda à son tour l’aide des Espagnols, ouvrant, ainsi, la première page de l’histoire du long duel que se livrèrent les Habsbourg et les Ottomans sur le sol tunisien (1535-1574).
Le 14 juillet 1535, Charles Quint débarqua à Carthage à la tête d’une flotte de quatre cents voiles, chassa Kheireddine de la Goulette et rétablit sur le trône le souverain hafside. La soldatesque espagnole entra à Tunis et la saccagea. Selon Ibn Abi Dinar, « le tiers des habitants fut réduit en esclavage, un tiers massacré ; les autres prirent, quant à eux, la fuite. Chaque tiers comptait soixante mille personnes ». Le monarque espagnol imposa, en outre, au Hafside un traité humiliant stipulant la libération des esclaves chrétiens, la remise des places fortes côtières et l’octroi de larges pouvoirs au consul des Habsbourg. En 1574, les forces conjuguées de la régence d’Alger, de Tripoli et d’Orient, commandées par Sinan Pacha, enlèvent la Goulette et Tunis. Cette ultime campagne consacra la mort officielle de la dynastie hafside et l’ouverture de l’Ifriqiya sur un monde nouveau : celui de l’Orient ottoman.
On peut dire, en guise de conclusion, que l’armée hafside était essentiellement une armée terrestre formée d’une mosaïque ethnique. Sa charpente était constituée par des cavaliers, recrutés parmi les tribus arabes et berbères du Maghreb. Ils ont, le plus souvent, dirigé leurs armes vers les villes, les bourgs et les confédérations nomades du pays, de plus en plus réfractaires à la paix hafside. Cette tendance s’accentua à la fin du bas moyen âge. Son corollaire fut l’approfondement de la crise de la société maghrébine, avec la mainmise des nations européennes sur le commerce et la navigation en Méditerranée.
L’armée de terre se complétait d’une marine de guerre qui a parfois joué un certain rôle dans les événements de la Mer intérieure. Dès le XIVe siècle, les nations européennes établirent, cependant, au profit du royaume de Tunis, une suprématie navale incontestée.